Entretien avec Veruska Gennari et Demetrio Zanetti de Demos Mobilia
par Hanna Weissfeld pour Formlicht – Design, Culture & ; Future Thinking.

Demos Mobilia existe depuis plus de 30 ans. Comment la galerie a-t-elle vu le jour et quelle vision vous a guidé depuis le début ?
Demetrio : Ah, mon cher, Demos Mobilia est né comme certaines inventions fortuites : en partie par amour, en partie par nécessité, en partie par colère créatrice ! J’étais au DAMS (à Bologne), et j’avais autant de passion pour les marchés que pour les cours. Je voyais des objets jetés, de véritables chefs-d’œuvre, et je sentais qu’il y avait quelque chose à sauver. Puis Veruska est arrivée, l’œil vif et la tête pleine d’idées et de poésie visuelle. À ce moment-là, tout a explosé : la collection, la restauration, l’envie de redonner de la dignité aux choses. Le commerce ? Il est venu plus tard, presque par faim de continuer à regarder.
Demos est devenu notre façon d’habiter le monde. Et c’est encore le cas aujourd’hui : nous sauvons des objets pour sauver des histoires. Et si quelqu’un les achète ensuite, tant mieux, on peut recommencer !

Veruska : Demos Mobilia est né d’un geste instinctif, de la tension entre la recherche et le besoin de sens. Au départ, nous étions animés par une question : que reste-t-il vraiment d’un objet quand le temps passe ?
Nous avons trouvé la réponse dans l’authenticité des matériaux, dans la force d’une ligne, dans l’histoire que porte un meuble. Avec un œil exercé pour les formes (grâce à des études en arts appliqués) et une heureuse agitation qui nous a toujours poussés à rechercher l’essentiel, nous avons commencé à construire une vision : faire de la galerie un lieu vivant, où la mémoire bouge et n’est pas stockée dans le formol. Demos Mobilia est un exercice quotidien d’attention – et oui, même de beauté.

Selon vous, quel est l’intérêt de connaître l’histoire du design pour aborder le présent et concevoir l’avenir ?
Demetrio : C’est comme vouloir construire une fusée sans savoir ce qu’est la gravité. L’histoire du design est la grammaire de tout ce que nous utilisons. Elle est pleine d’erreurs brillantes, d’échecs glorieux et d’intuitions prophétiques. Ceux qui conçoivent sans le savoir courent le risque de faire de la soupe réchauffée ou, pire, une chaise qui se dérobe sous leurs pieds. Pour moi, le passé est un puissant carburant. Je ne le regarde pas avec nostalgie, mais avec gratitude. C’est le seul moyen d’imaginer quelque chose qui n’est pas seulement « nouveau » mais aussi nécessaire.

Veruska : Connaître l’histoire du design, c’est entrer en dialogue avec ceux qui nous ont précédés. Chaque objet est issu d’une urgence, d’un contexte, d’une vision.
Et puis, soyons réalistes : comment faire du graphisme, de l’architecture, du design – tout ce qui est visuel – sans savoir d’où viennent les formes ? L’histoire est un outil de travail, pas une nostalgie. Ce n’est qu’en sachant ce qui a été – les erreurs, les utopies, les révolutions silencieuses – que l’on peut concevoir avec conscience. Et avec un peu de grâce, ce qui ne fait jamais de mal.

De nombreuses pièces de votre collection portent la signature de grands maîtres. Comment s’opère la sélection ?
Demetrio : Donc… le critère officiel est « foudre et cerveau ». Si un objet ne fait pas vibrer notre cœur et n’allume pas une ampoule, il n’a pas sa place. Nous pouvons trouver une pièce de musée, mais si elle ne nous parle pas, nous n’en voulons pas. Nous ne nous soucions pas des noms de présentation : nous recherchons des objets qui ont du caractère, de l’âme. Ils doivent avoir quelque chose de résolu et quelque chose d’irrésolu. Car l’incertitude, lorsqu’elle est bien faite, est aussi du design.

Veruska : Nous ne sélectionnons pas en fonction d’un nom ou d’une tendance, mais en fonction d’une signification. Chaque objet qui entre dans la galerie doit avoir une voix, doit poser des questions, laisser des traces.
Nous avons un faible pour les objets qui vous surprennent quand vous les regardez de travers, ceux qui ont de petits défauts pleins de sens. La sélection est un exercice graphique, presque musical : rythme, vide, tension, harmonie. Si une pièce ne « joue » pas, c’est qu’elle n’est pas à sa place. Nous recherchons des objets qui résistent au temps, comme certaines polices de caractères : toujours lisibles, jamais criées.

Quel rôle joue le « beau » dans votre travail quotidien ? Et que signifie le mot « beau » pour vous aujourd’hui ?
Demetrio : Ah, la beauté ! Ce n’est pas un truc de vitrine. La beauté, c’est comme le bon pain : une croûte rugueuse, une mie vivante. C’est dans les vrais matériaux, la marque ferme, les proportions qui vous font dire « ah ! ». Pour moi, aujourd’hui, la beauté est quelque chose qui tient le regard et aussi le poids des années. Elle n’est jamais banale, elle n’est jamais juste pour le spectacle. Si elle n’est que spectacle, elle me fatigue. La vraie beauté me tient compagnie même quand la lumière est éteinte.

Veruska : La beauté n’est jamais qu’une question d’esthétique. Elle est profondeur, rigueur, vérité. C’est cette qualité silencieuse qui apparaît dans les détails : un ajustement parfait, une vis non dissimulée, une surface qui indique le temps.
Je me suis toujours méfié de la « beauté qui plaît à tout le monde ». Pour moi, la beauté doit déranger un peu. Elle doit nous faire nous arrêter. Aujourd’hui, la vraie beauté est aussi courageuse : elle ne gaspille pas, elle ne vole pas la vedette, mais elle crée des liens. Comme une bonne composition : elle vous accompagne sans tout expliquer.

Demos Mobilia est bien plus qu’une galerie : c’est une archive vivante. Comment intégrez-vous la recherche historique à la proposition contemporaine ?
Demetrio : Notre dépôt est comme un cerveau qui ne dort jamais. Nous acquérons des pièces comme d’autres collectionnent des poèmes. Chaque objet a quelque chose à nous apprendre, chaque auteur est un vieux compagnon de route. Et l’histoire, la vraie, est toujours contemporaine. Lorsque nous offrons une pièce, nous ne le faisons pas pour la mode : nous le faisons parce qu’elle a quelque chose à dire aujourd’hui. Les archives sont vivantes parce que nous leur parlons tous les jours. Et parfois, je l’avoue, elles nous répondent.

Veruska : L’archive n’est pas un dépôt, c’est un organisme en mouvement. Chaque pièce que nous acquérons, chaque auteur que nous approfondissons, nous aide à mieux lire le présent.
C’est comme un collage : la recherche historique nous donne les coupures de presse, mais c’est à nous de trouver l’équilibre. Nous ne cherchons pas la citation nostalgique, mais la continuité de la pensée. L’archive ne vit que si elle respire avec le présent. Et chaque objet sélectionné est une pièce qui tient ensemble une vision, comme les pages éparses d’un cahier graphique infini.

L’aspect durable fait partie intégrante de votre ADN. En quoi la réutilisation et la conservation du design représentent-elles un acte vert concret ?
Demetrio : Nous étions « verts » avant que cela ne le devienne. Chaque objet que nous restaurons est un sauvetage de la décharge, un antidote au mobilier rapide. Mais nous ne le faisons pas pour la mode : nous le faisons parce que c’est juste. Le monde est plein de choses inutiles qui vieillissent mal. Nous restaurons ce qui a du sens. Et puis, restaurer, c’est beau : c’est comme donner une seconde chance à un vieil ami. Ou, si vous préférez, c’est un peu comme réparer le temps qu’il fait.

Veruska : Se réapproprier un objet est un geste radical. C’est dire non au gaspillage, à la production aveugle, à l’obsolescence programmée.
Pour moi, c’est aussi une forme d’affection : remettre un meuble en place, c’est comme guérir un mot oublié. Pour Demos Mobilia, la durabilité n’est pas un style, c’est une grammaire. Une façon d’être dans le monde avec plus de légèreté et beaucoup de responsabilité. C’est le seul vert qui nous intéresse : ce qui n’est pas dit mais fait.

Aujourd’hui, on parle beaucoup d’économie circulaire : Demos Mobilia a été un pionnier en la matière. Comment cette philosophie se traduit-elle dans votre travail quotidien ?
Demetrio : Mais nous avions déjà fait tourner la roue ! Pour nous, l’économie circulaire est la règle numéro un. Nous ne jetons rien : nous réparons, réinventons, réutilisons. Nous collaborons avec des artisans qui parlent avec leurs mains, nous n’utilisons que des matériaux doux et nous traitons chaque pièce avec la dignité que l’on accorde à un vieux maître. Pour nous, chaque meuble a une deuxième (et peut-être même une troisième) vie. C’est une économie, oui, mais aussi une poétique.

Veruska : Pour nous, l’économie circulaire n’est pas une nouveauté, c’est notre façon naturelle de travailler.
Chaque objet que nous restaurons, chaque collaboration avec un artisan, chaque choix de matériau est fait avec soin et bon sens. Nous travaillons sur l’existant, nous utilisons ce qui est là, nous mettons en valeur ce que beaucoup ne voient plus. C’est un acte à la fois esthétique et politique. Un peu comme une bonne pagination : enlever le superflu, ne laisser que ce qui compte.

Y a-t-il un objet, une histoire ou un auteur qui, plus que d’autres, incarne l’âme de Demos Mobilia ?
Demetrio : Jean Prouvé, sans aucun doute. C’était un génie aux manches retroussées. Il a fait des maisons démontables, des meubles pour tous, le tout avec une cohérence presque subversive aujourd’hui. C’était un ingénieur humaniste, un poète de la tôle. Son design est politique, mais pas idéologique : il est concret, utile, juste. Tout ce que nous aimons est en lui : l’intelligence, la générosité, l’avenir. Bien sûr, aujourd’hui, ses pièces coûtent comme une maison, mais peu importe, il les a faites pour tout le monde. C’est au moins ainsi que nous nous souvenons de lui.

Veruska : Impossible d’en choisir un. Demos Mobilia n’est pas un autel pour un seul nom, c’est un creuset généreux et stratifié, où coexistent les œuvres d’anciens visionnaires qui ont révolutionné la façon dont nous vivons la maison et considérons les meubles non pas comme une possession, mais comme une extension de la pensée.
C’est une constellation de gestes radicaux, d’inventions silencieuses, d’éclairs de beauté fonctionnelle. C’est une constellation de gestes radicaux, d’inventions silencieuses, d’éclairs de beauté fonctionnelle. C’est le lieu où Gio Ponti peut converser avec un menuisier anonyme des années 50 qui peut bouger autant qu’un maître reconnu.
Notre âme n’est pas dans un seul objet : elle vit dans la tension entre tous.
Et c’est précisément de cette manière que nous meublons vraiment les maisons : en pêchant dans tout ce qui nous émeut, ce qui nous raconte et nous représente, ce qui nous ressemble.

Quel est le plus grand défi à relever pour faire connaître la valeur du design historique dans un monde habitué à la nouveauté à tout prix ?
Demetrio : Le défi consiste à faire comprendre que le nouveau n’est parfois qu’un vieil homme mal déguisé. Nous vivons à l’ère du « maintenant », mais le design historique exige du temps. C’est comme un vin qui doit être décanté. Il faut être patient, prêt à écouter. C’est là tout l’enjeu de notre travail : ralentir le monde, faire s’asseoir les gens, raconter les histoires à l’intérieur des objets. Parce qu’une pièce qui a soixante-dix ans au compteur peut être plus révolutionnaire qu’une start-up.

Veruska : Le défi consiste à faire comprendre que le nouveau n’est pas toujours un progrès. Et que la lenteur n’est pas un défaut.
Nous vivons dans un monde qui consomme aussi des images. Mais le design historique demande des regards plus lents et plus profonds. Chaque objet raconte un geste, une idée, un besoin. À nous de lui redonner la parole. Notre travail est le suivant : accompagner le regard, le ralentir, lui offrir un autre rythme. Comme pour une bonne composition : il faut des pauses et des silences, pas seulement des effets.

Si vous pouviez laisser un message à la prochaine génération de designers et de collectionneurs, quel serait-il ?
Demetrio : Les gars, mettez Instagram de côté pour un moment et touchez des choses réelles. Allez sur les marchés, sentez les chaises, parlez aux menuisiers. Soyez curieux, pas bricoleurs. Ne fabriquez pas des objets pour les vendre : fabriquez-les pour changer quelque chose. Et vous, collectionneurs, n’achetez pas de statut, achetez des histoires. Le design n’est pas une question de signature, c’est une question de pensée. Et rappelez-vous : un bon objet rend votre journée meilleure. Un grand objet vous fait changer d’avis.

Veruska : Posez-vous toutes les questions. Et écoutez les objets.
Ne suivez pas les modes : regardez les détails, cherchez la cohérence. Collectionner n’est pas posséder, c’est chérir. Concevoir n’est pas « aimer », c’est prendre ses responsabilités.
Et un conseil personnel, de la part d’anciens graphistes et de femmes : utilisez la beauté avec respect. C’est un langage puissant, mais aussi fragile. Et surtout, ayez du courage. Pas pour en faire trop, mais pour dire quelque chose de vrai.

Demos Mobilia est réalisé par Demetrio Zanetti et Veruska Gennari.

Demetrio Zanetti (1959)
Né dans un petit village suisse de 800 âmes, ayant grandi au milieu des vignes, des bicyclettes hors d’usage et des horloges au tic-tac lent, Demetrio Zanetti a toujours eu le cœur partagé entre la scène et l’établi. Au début de la vingtaine, il s’installe à Bologne, où il étudie le théâtre et le cinéma et monte sur les planches en tant qu’acteur de théâtre pendant plus d’une décennie. Mais c’est parmi les matériaux qu’il commence à jouer son rôle le plus long : celui de l’antiquaire visionnaire.

Depuis plus de trente ans, il est l’âme de Demos Mobilia, redonnant voix et âme à des objets oubliés avec le respect du restaurateur et la folie du poète. Il travaille le bois, le métal et la résine comme s’il s’agissait de personnages à réécrire, toujours en équilibre entre le passé et l’invention.

Pour Demetrio, chaque chaise a un geste. Chaque table, une blague. Chaque meuble bien fait, une idée du monde. Et si vous lui demandez ce qu’est le design, il répond : « C’est une forme de théâtre. Mais ici, les acteurs sont les objets. Et ils durent beaucoup plus longtemps que les humains. »

Veruska Gennari (1970)
Fondatrice et directrice de Demos Mobilia, Veruska Gennari est une personnalité qui allie vision culturelle, sens esthétique et profonde expertise dans le domaine du design historique. Née en 1970 et formée aux arts appliqués et au graphisme, elle a construit au fil des ans une galerie qui est bien plus qu’un espace d’exposition : c’est un laboratoire d’idées, des archives vivantes et une plateforme critique pour repenser la relation entre la forme, la fonction et le temps.

Guidée par une curiosité infatigable et une rare capacité à lire les objets comme des traces de pensée, Veruska sélectionne chaque pièce avec un œil attentif à la cohérence du design, à l’éthique de la réutilisation et à la valeur culturelle. Sa voix, équilibrée entre rigueur et légèreté, a donné à Demosmobilia une reconnaissance distincte sur la scène du design moderne du milieu du siècle dernier : un espace où le passé n’est pas préservé, mais transmis.